samedi 14 mars 2015

Mort moi le nerf

Mort - 
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Ce soir, ben tiens, alors même que la soirée n'était pas du tout partie pour ressembler à ça (premier principe de la mort, à noter pour la suite), je me suis retrouvé posé en bouquin dans un rade de ma très proche connaissance - que je ne nommerai pas non seulement par respect pour ceux, mais aussi parce que ceux qui savent le connaissent déjà, donc nul besoin de préciser, et les autres ne savent pas encore, donc nul besoin de le leur pointer du doigt - pour attendre que les choses décantent et que le cours de ma temporalité reprenne celui prévu au départ.

Le livre était chouette, vraiment, rencontré il y a quelques jours et qui s'appelle Alex Woods face à l'Univers - titre nul mais j'ai vérifié, traduction assez respectueuse du titre nul original -, écrit par un Anglais, Gavin Extence (bon). L'histoire d'un môme percuté à l'âge de dix ans par une météorite (à ne pas confondre avec un météoroïde ni un météore merci) ayant traversé le plafond de sa maison avant de lui abîmer le crâne. Qui se pose ensuite des tas de questions sur, notamment et pèle-mêle, la beauté supérieure de la Science sur l'Art (ce en quoi je le suivrai toujours, la première racontant parfois des conneries mais sur des bases logiques, quand le second préfère se la raconter à longueur de temps - des exceptions existant fort heureusement dans les deux cas), l'association collégienne entre fragilité et homosexualité (et donc, par extension, entre philosophie collégienne et dialectique de singe), puis le droit de vouloir mourir dignement (ce terme devrait être oublié définitivement par tous les partisans de l'euthanasie, je le pense franchement) quand on a vécu une vie de merde ponctuée par une maladie dégénérative plutôt hard-core. Finalement, le gamin, drôlement précoce (encore un terme à effacer de la conscience collective, par pitié), se résout à suivre son cap sans se soucier de questions de morale comme d'une vision par définition biaisée du libre-arbitre, et finit donc par se faire emmerder par tout un tas de crétins qui n'ont pas deux sous de Bon-Sens (TM), mais dont il se branle royalement pour cette raison précise. Et puis sa mère est cartomancienne mais là n'est pas le principal. Ah, oui, aussi, il est épileptique mais ce n'est pas l'essentiel. Un très bon livre franchement.

Bien évidemment, moi lisant dans un bar comme d'habitude, je me suis pris deux-trois remarques, 22h38 passées, sur le registre "Oh mais merde, t'arrives à lire ici, avec peu de lumière et plein de bruit, comment tu fais ?", auquel je ne pouvais pas répondre, logiquement, "Ben quand personne ne vient m'emmerder ça se passe plutôt bien merci", parce que ça n'est pas très courtois. Puis la fameuse de 23h16, plus agressive, la viande soûle gagnant en terrain : "Oh vas-y, arrête de faire semblant de lire", imposée par un gros relou qui venait de comprendre qu'il ne tirerait pas son coup pourtant savamment orchestré en trois minutes sur un post-it dans son open-space à 18h42, et qui du coup avait choisi d'emmerder quelqu'un pour son comportement antisocial présumé plutôt que de se poser la question de son incompétence avérée.

Mais peu importe. Ce qui importe en l'occurrence, c'est que vers 23h17, tandis que j'offrais à mon importun conjoncturel la mine polie-mais-gavée que je sais fort heureusement proposer dans ce type de circonstance, Allez allez bonhomme, rentre chez toi pleurer ta misère sans te chercher des boucs émissaires tu rendras service à tout le monde, la lumière - crue, sauvage - de fin de service a explosé dans les cortex, les quatre types réquisitionnés tous les samedis soir pour servir le couscous gratuit (attention, indice) se sont mis à bondir de partout pour retourner les tables et débarrasser les verres (dans l'ordre inverse sinon la catastrophe aurait été massive), et j'ai senti que, Mon Brutus-la-bite-sous-le-bras étant disposé à discuter à ce moment précis des causes et conséquences forcément fâcheuses d'une non-réponse à sa non-question, il était précisément temps d'aller fumer une clope dehors en lui laissant en otage mon livre (qu'il pouvait bien sûr se mettre à manger, on  ne sait jamais, mais j'avais bon espoir), afin de voir un peu de quoi il retournait.

Le verdict est tombé très vite : le patron résistait tant bien que mal, juste devant, à ne pas s'effondrer de douleur, flanqué d'un acolyte dont je dois bien avouer qu'il se comportait en discrétion chaleureuse  - silence, présence - comme on doit toujours en prodiguer en ces circonstances. Il y avait donc eu un drame. En l'occurrence, et je l'appris quelques minutes plus tard, de la bouche du frère du patron, tandis que Brutus s'acharnait à tenter de décrypter le quatrième de ma couverture (qui n'était pas encore imprimé, pour cause d'épreuves - le livre sort début avril, foncez), le neveu du frère du patron venait de mourir, "sur la route". Vérification faite, il ne s'agissait pas du fils du patron, mais du neveu des deux, information d'importance pour moi (car je connaissais le fils en question) - cela dit, la chose était assez violente, pénible, et douloureuse, pour motiver la fermeture assez cavalière du bar un samedi soir. Forcément. Logiquement.

Assez peu étrangement, et sans même connaître la raison de cette fermeture inopinée, les clients, moi compris, Brutus compris, ont réagi en braves chiens de Pavlov aux quelques symptômes forts de l'état de déliquescence du rade (sa fermeture bien avant deux heures), et se sont attachés solidement à des objectifs simples, tels finir leur verre ou remettre leur manteau. C'est aussi pour cela que j'aime les clients de bar, je dois bien le confesser - Brutus compris : pénibles parfois, pour certains d'entre eux, ils se laissent porter aux ambiances comme il est rarement logique de le faire. Et se laissent imposer des choses (payer un verre qui leur coûterait moins cher à domicile, en premier lieu) sans sourciller, parce que, de manière assez inexprimée autant qu'évidente, le bar est là pour les surprendre, et qu'ils finissent, forcément, du coup, à ne plus s'étonner de rien, et à adapter leurs mouvements et emplois du temps à ceux des circonstances.

Le môme venait de se planter, l'équipe était fatalement effondrée, la mort (cette pute ne méritant jamais sa majuscule, ne l'oublions pas) avait bousillé la porte du saloon en entrant d'un coup de botte boueuse, et glacé l'ambiance par la seule puissance de son inertie mortifère. Elle avait montré ses deux visages en une seconde : celui, faussé, factice, de l'action brutale et du dynamisme (un accident de la route, un décès violent, un gros BAM qui arrache une Vie tranquillement) ; celui, authentique, sans fard, de l'immobilité pour toujours, de l'absence obligatoire et de l'oubli flippant (un cadavre). La mort ne provoque rien d'autre, ne l'oublions pas tout de même, que léthargie, abandon et envie de s'arrêter. Tout le reste n'est que romantisme de papier. La mort arrête, c'est même à ça qu'on la reconnaît.

J'ai vis-à-vis de la mort une position à la fois tranchée et stupide. Elle me fait chier, bien sûr, mais je n'ai pas trop envie de lui donner une importance qu'elle ne mérite pas. C'est un peu comme si cette grosse feignasse avait décidé de s'offrir le haut de l'affiche, celui consistant à ne rien faire de particulier tout en s'attribuant en permanence le rôle-titre. Qu'elle aille donc se faire foutre, je préférerais toujours - ce qui n'est pas le cas sur tous les dossiers loin s'en faut - lui préférer le souvenir de ses victimes, consentantes ou fauchées. N'ayant pas, effectivement de manière générale, une propension excessive à la victimisation permanente du monde sur ses petits tracas - qui paradoxalement, quand elle est menée à terme, finit bien souvent par militer à grands renforts de hurlements pour la peine capitale, n'importe quoi - je concède disposer d'une opinion assez tranchée à l'égard des grands perdants au jeu du Respireras-tu-encore - à savoir, une clémence plutôt absolue.

Et il n'est pas vraiment question d'âge-du-décès en l'espèce - comme on parle de TOD dans les séries américaines, de Time of death au moment précis où tout le monde se fout logiquement de savoir s'il était 8:25 Pm quand il s'est éteint, ou si elle avait 37 ans quand on lui a fermé les yeux -, mais de, bon, quoi, vous voulez que j'avance encore d'un cran dans mon ingénuité ? Pas de problème. Il est question de Bordel, c'est quand même quoi, cette connerie, de crever ?, que la personne soit âgée de 3 ou de 98 ans ?

C'est idiot comme réaction ? Sans doute. Peut-être. Éventuellement. Mais avec mon filtre permanent lié aux bars, je dois bien reconnaître que la fermeture intempestive d'un établissement parce que quelqu'un de proche de la direction vient de caner, comme au demeurant l'envie de défoncer une bouteille en verre contre un poteau parce qu'un aïeul vient d'y passer, ou bien d'hurler bien fort pendant trois heures en montant non-stop le son de la chaîne pour honorer la mémoire d'une idole passée à l'as, me semble susceptible de n'être entravé ni par la morosité d'une clientèle qui avait d'autres plans pour la soirée, ni par une maréchaussée concernée par l'envie soudaine de faire régner l'ordre en rue, ni par un voisinage soucieux de se branler la nouille sans être perturbé par des cris extérieurs à ses petits fantasmes de secrétaires salopes ou de collégiennes mutines.

Si l'on accorde - à juste titre selon moi - tellement d'importance au deuil comme aux condoléances, à l'envie de se blottir en pleurs au sol comme de provoquer rixes pour noyer sa colère, autant aller jusqu'au bout du cirque, et tolérer que la chose soit suffisamment importante, que le ressenti soit assez puissant pour nous autoriser à faire n'importe quoi, à inverser le sens de rotation du globe ou à fermer un bar trois heures avant l'heure. A décider, parce qu'on est affecté dans sa chair, de nettoyer une bonne fois pour toutes son répertoire téléphonique ou de débarquer à l'improviste chez quelqu'un qui nous a pourri la vie pour lui dire ses quatre vérités. A se soûler jusqu'à pas d'heure ou à se mettre à la randonnée en haute montagne. A quitter son boulot, enfin, ou à se graver une initiale au couteau sur le ventre.

La raison pour laquelle la mort ne tiendra jamais vraiment la route, c'est que nous - les vivants, pardon, désolé, mais nous sommes là pardon - seront toujours constitués, investis, gonflés comme à l'hélium par tous les décès, brutaux ou progressifs, accidentels ou médicalisés, c'est-à-dire toujours violents, en somme - anonymes rarement, intimes le plus souvent -, qui ont parsemé nos chemins plus ou moins branlants. Les cadavres pénètrent nos chairs plus qu'ils ne nourrissent les arbres, les fantômes nous animent bien plus qu'ils n'éteignent nos lumières (la lumière vive du bar qui s'allume à l'annonce du décès, remember ?), les douleurs s'imposent comme des matières à gérer, ingérer, digérer, plus que comme des coups de pieds aux rotules.

Et si l'on tombe, parfois, à l'occasion, quand les faits nous sont relatés, ou quand on les découvrent par soi-même, ces chutes-même témoignent, puisqu'elles sont distorsion du réel, ni plus ni moins, que le combat se joue debout, et que les articulations des vivants sont bien solides, merci de vous en être souciés. Une chute n'est rien d'autre qu'une bonne raison de se remettre sur pied - et la preuve, s'il en fallait, que, oh mon dieu, mon dieu, mon dieu, pour se relever, il suffit d'avoir encore ses deux jambes.

Des gens se gravent dans les chairs les prénoms de leurs disparus. Je préfère franchement, sans les juger pour ça - des gens se gravent bien des symboles tribaux comme ils consomment des pizzas - me confectionner au marqueur noir un beau doigt d'honneur composé des prénoms de mes chers disparus. Et il me reste encore pas mal de place, je manque encore clairement de prénoms pour terminer le dessin, désolé. Faut dire, je le reconnais, que j'écris en pattes de mouche - ça doit m'aider à ne pas terminer mon dessin, j'imagine.

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