mercredi 18 février 2015

Ball-trap, Bal-trappes.

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On me l'avait bien dit, qu'il n'y aurait pas de deuxième chance ni de moyen d'y couper. Déjà, c'était bizarre, assez oppressant, comme la promesse d'un échec programmé, ou d'une réussite chiante, disons comme une promesse de résignation tu-verras-bien-tu-grandiras, tu verras. On m'avait raconté d'autres choses en tas bâties de phrases toutes faites, des il faut que jeunesse se passe et des Les voyages forment, des Un tiens vaut mieux et des Tant va la cruche. On m'en avait tartiné l'avenir, tapissé le destin, refourgué comme une glu entre les mirettes à grands seaux.

La promesse, en somme, consistait à profiter de l'enfance, à s'en faire des beaux jours comme autant de souvenirs pour survivre plus tard, demain, à se sélectionner les moments pour en pleurer ému - mais pas triste - quand toute la vie le serait devenu, des traites et des trahisons, une vie de couple et des promesses abandonnées, des espoirs dans un violon, des ambitions grimées poupées, plus rien ne subsisterait de ce que nous aurions caressé d'être, rien d'autres que des cravates fantaisistes pour marquer sa différence, ou des petits postes à pouvoir pour rêver encore d'avoir un zeste d'emprise.

On me l'avait bien dit, que le bordel allait se charger, avec le temps (la puberté, les poils, la nécessité d'un salaire, le souci de supporter charge familiale et carrière), de gommer la fantaisie jusqu'à lui faire rendre gorge, de transformer fromage suintant nos désirs d'absolu, de faire revirer casaque à nos espoirs de devenir zouaves, de faire poirier sur macadam et fructifier nos dysfonctionnements comme autant de tomates difformes - quoique aussi goûteuses que les autres - au soleil. On m'avait promis, sans même le prononcer si clairement, que tout ces délires d'adolescence, d'enfance, d'alcoolique à peine majeur, rejoindraient, avec les poils qu'on ne saurait plus voir avec le temps, le siphon de la baignoire, et que j'en rirais à gorge déployée, plus tard - ou en rougirais comme du journal intime de mes treize ans - en insérant, bonhomme, ma jolie carte perforée dans le compteur à présence de ma belle entreprise. La mienne, celle d'un autre - peu importe, je dirai forcément "nous" quand je parlerai d'elle.

On m'avait susurré, foireux la bouche en fion de nonne, que je n'y arriverai pas, jamais, à suivre tout le sac à billes que je m'étais imposé gamin comme marche à suivre, des agates pour passer le temps, de l'hélice comme voie rapide et de l’œil de bœuf en guise de choses pénibles à mâcher, avant de les vomir. De la fantôme comme une illusion brève, mais agréable, shoot de quelque chose d'absurde qui ne demandait qu'à me suivre un instant. Qu'au lieu des agates, j'aurais des ennuis, en lieu et place des hélices des opportunités, et de ces yeux de bœufs que j'observais avec circonspection des petits chefs avec lesquels il faudrait composer, attentif à leurs humeurs pour me placer dans leur angle de vue à ce moment précis, à leurs aigreurs pour faire le dos rond planqué en placard. Et de fantômes, hein, plus aucun, sauf ceux que les ans m'octroierait, grands seigneurs, au rythme du décès des aïeux puis des proches. Mais sans en faire des caisses non plus, hein : le temps du deuil, ok. Ensuite, on se remet au boulot - les conventions collectives sont là pour comptabiliser le nombre de jours idoines pour oublier sa tristesse.

On m'avait causé, on m'avait imposé, on m'avait vomi dans l'imaginaire, au rythme obsédant d'un jour après l'autre, sans même vouloir m'égratigner, bien au contraire. Oh oui, non, au contraire vraiment : on avait chié sur mes rêves tout sourire, mais pour me protéger. Et sans même se poser la question, d'ailleurs. Il s'agissait de me prémunir face à l'irrémédiable, de me laisser filer enfin, un jour peut-être, bien harnaché pour affronter la dureté, la cruauté de la vie, de ne pas m'abandonner vulnérable en terres brûlées, Parce que tout cela, la vie, le futur, le devenir-soi, tout cela, sans l'ombre d'un doute, était un piège atroce, dont ceux mêmes qui voulaient m'en prémunir tandis que j'étais enfant connaissait la froideur puisqu'ils s'y gelaient les miches.

Je n'en voudrais jamais, dieu merci et flinguez-moi donc si je m'en dédis, à ceux qui se les gelaient effectivement, à œuvrer corps et abnégation à longueur d'années pour faire de moi un petit soldat pas trop ingénu tout de même. Jamais je ne pourrai leur en vouloir, et c'est d'ailleurs bien pour ça qu'au lieu de les nommer, les pauvres hères, je ne les qualifie que d'un "on" bien pratique. Je n'en voudrai jamais à ceux qui forgent, aux couturières qui lient les plaques de fer, aux tailleurs d'armures de cuir et aux maréchaux-ferrants persuadés qu'il vaut mieux harnacher les bourrins de robes de fer avant de les lâcher dans la nature. Je n'en veux pas à ceux qui m'ont dit tout cela, non plus et sincèrement, précisément pour la même raison.

Simplement parce qu'ils le pensaient. Simplement parce qu'ils en étaient intimement persuadés, notamment parce qu'ils en étaient les premières victimes.

Quand, enfin sorti de toute cette bienveillance, chanceux que j'étais de pouvoir arborer de pied en cap une armure de trente kilos, monter un canasson solide au heaume de licorne et caresser le pommeau d'une épée à deux mains quand la plupart des jeunes de mon âge tentaient de s'improviser des cottes de mailles en boîtes de conserve, je suis entré dans le monde, j'ai commencé par déchanter fort.

D'abord, parce que les dragons n'avaient jamais existé.
Ensuite, parce que tout ce barda pesait fort lourd.
Enfin, parce qu'il faisait beaucoup plus chaud, réellement, que dans le monde de glace contre lequel on m'avait si bien prémuni.

Je n'ai été confronté, finalement, en guise de dragons, qu'à quelques petites teignes dont la capacité de nuisance se bornait aux murs des vagues auberges qu'ils avaient décrétés comme frontières de leur monde ridicule. Aux saisons les plus glaciales, à la nécessité finalement plutôt simple d'enfiler un chandail aux mailles moins lâches, et de revendre à prix coûtant cette jolie armure qui me permit alors d'acheter une mandoline. Alors même que je ne savais pas en jouer. Et que les musiciens, dans mon royaume de ouate, avaient toujours été considérés comme de tendres crétins, utiles parce qu'inoffensifs.

Et puis, et puis. Et puis je me suis aperçu, simplement parce que j'avais ôté mon heaume, précisément parce qu'il me pesait, que sans œillères on réduisait l'angle mort. Qu'en se baladant tranquille, les mains dans les poches plutôt qu'au fond des bourses, on pouvait croiser du monde, et se former en autodidacte aux dérèglements communs et aux fugaces illuminations. Que trois brins d'herbe mêlés à un tantinet d'eau de pluie soignaient les blessures aussi bien qu'un cataplasme, pour peu qu'ils soient offerts avec le sourire.

On m'avait bien causé d'absence de deuxième chance, et pour être franc la première fois j'en avais été intrigué, effrayé. J'avais espéré, naïf, qu'un monde disjoignant les causes et les conséquences était envisageable, que ne rien assumer, comme je le faisais à l'époque sous le joug de ma chère nourrice, était une option plausible pour une vie sereine en communauté. Et puis, dans ma tour d'ivoire pourtant, j'avais fêté mes six ans.

On m'avait bien causé d'impossibilité d'y couper, et pour le dire honnêtement cette perspective m'avait glacé le sang. Je ne parvenais pas à comprendre, nourrisson, que si la personne qui me parlait n'était pas moi, par définition, son destin et le mien ne pouvaient être les mêmes, tout de même. Que pour le coup le nombre de voies était infini, et les choix individuels susceptibles à chaque instant de distordre le cours du bordel dans un sens ou l'autre. Je n'avais pas encore le sens de la culpabilité collective, de l'obligation chrétienne de se considérer socialement non plus comme un individu, mais comme le mouton numéro deux cent quatre-vingt seize d'un troupeau de pêcheurs parmi tant d'autres, évoluant pépère sous le regard sentencieux d'une entité supérieure. Ce sens là, je l'ai intégré bien plus tard, tandis que mes dix ans battaient leur plein. Et puis, dans ma tour d'ivoire pourtant, j'ai fêté mes douze ans.

Un beau jour, enfin, harnaché tout plein, on m'a donc lâché dans l'univers, persuadé que la résignation apprise de mes cinq ans avait survécu, que la destinée inculquée par un prêtre le jour de mes dix ans serait mon credo. J'ai quitté le château, fait un signe de main ému à la famille, contourné un bosquet et jeté au sol, tranquille, le heaume qui me paierait ma mandoline (et que j'ai donc ramassé), la résignation et le jansénisme. Sans haine, sans animosité. Simplement comme une évidence.

Sur ces bases solides quoique branlantes, je suis entré dans la première auberge, ai menti sur mon nom, ai réinventé mon histoire, sans me moquer de personne, et ai ouvert grand les yeux et les esgourdes.

Aujourd'hui, merci, quelques paquets d'années plus tard, je vous l'assure, je n'en veux toujours à personne, mais sais mieux que n'importe qui à quel point la crainte du monde ne produit que de petits employés de bureau grisés par une promotion, à quel point la haine du monde ne vomit par paquet que de petits marquis bien trop occupés à squatter les meilleures places en ricanant pour se demander si le temps passé à élaborer leurs costumes pourrait servir à autre chose, à quel point la prescience du monde ne fabrique à la chaîne que du tartufe débordé d'orgueil, prompt seulement à faire des rencontres, jugements, expériences autant d'éléments vains confirmant à l'envi ses obsessions.

Moi, bien tranquille et sans donner de leçon, je me love à l'aise avec ma Taulière. Nous ne craignons pas le monde parce que nous nous soutenons. Ne le haïssons pas parce que nous savons qu'une telle idée signerait notre échec. Et surtout, surtout, ne nous baignons pas dans l'illusion de le connaître mieux que personne. Sincèrement, non, nous savons bien trop comme il est complexe pour espérer le résumer d'une traite, comme il est simple pour souhaiter le rendre plus impénétrable. Non. Nous avançons. Entrons dans des auberges, des ruelles, des palais, ensemble, jaugeons la foule, les murs, les piliers, ensemble, et ne décidons rien en particulier. Ensemble. Parce que la meilleure des armures n'est pas en métal, mais en chair - et que nous pourrions nous offrir mutuellement toute l'étendue de la nôtre pour couvrir le corps de l'autre, contre l'adversité, ou pour le simple plaisir d'être l'un sur l'autre. Puis l'autre sur l'un. Moins contre l'adversité, d'ailleurs, que pour produire quelque chose. Allez savoir quoi. On verra bien demain.