samedi 10 janvier 2015

Char à voiles, Lits gigognes

Crayon - 
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Bon, ben puisque l'autre demeure effondré, là, avec un peu plus [de chair et de myéline] sur [les os et les nerfs] au fur et à mesure des jours, mais bon, pas encore non plus de quoi lui permettre d'exécuter tranquillement des opérations aussi simples que "se lever du lit", "rappeler un ami" ou "servir une bière à la tireuse", ben voilà, hein, il va bien falloir que je m'y colle, à cet exercice obligé qui-ne-l'est-quand-même-pas-non-plus-oh mais enfin-si quand-même-un-peu, mais pas parce que c'est-obligatoire-moralement-ou-constitutionnellement-ou-je-sais-pas-quoi-avec-des-vibratos, plutôt parce-que-bon "savoir exprimer sa douleur, c'est déjà lui creuser tombeau" (©Moi, donc TM). Et puis aussi parce qu'une introduction beaucoup trop longue, assez illisible, et surchargée de TM et de tirets offerte à vos yeux déjà sanguinolents à l'heure qu'il est, ça faisait longtemps aussi. Ah oui, et aussi, au fait, je le rappelle pour les nouveaux copains : le titre n'aura rien à voir avec le propos du texte, c'est comme ça, Internet deux point zéro m'y autorise, comme il autorise tout un paquet de connards à dire n'importe quoi sous prétexte d'exprimer une opinion ("Bien fait" - merci Duduche) ou de singer un raisonnement ("Quand même, j'ai pas aimé le dessin latéral gauche de la huitième page du numéro du 11 janvier 2006" - merci d'avoir exprimé ton opinion au revoir), alors je me prive pas.

Ah tiens, et puisque nous sommes dans les souvenirs, je me rappelle un jour où j'étais gosse, je sais pas, j'avais entre trois et vingt ans disons, je suis rentré dans un bar pour la première fois, sans doute pour vérifier le truc des cahouètes à l'urine ou pour y trouver un truc qui s'allierait bien avec le goût de ma première clope toussée ou parce que je croyais que c'était une sanisette ou je sais plus, enfin c'était un bar je crois bien. J'en suis même certain, aujourd'hui où du haut de ma carrière limonadière bien entamée, nerf de bœuf sous le comptoir et de la beuh pour tous les autres, je peux disons me décerner le statut forcément usurpé (un statut est toujours usurpé, une statue toujours déboulonnable, ta stature toujours menacée par un mec qui éternue ou rote ou pète à tes côtés) - phrases trop longues remember ? -, je suis donc certain qu'il s'agissait bien d'un bar et pas d'une sanisette parce que ça sentait un peu pareil mais que les gens y étaient posés à plusieurs, et discutaient même mollement entre eux, ce qui arrive rarement dans une sanisette vous en conviendrez - ou alors ils discutent peu, ils en vont au fait.

C'était donc un bar et j'ai réfléchi toute la semaine, là, cette semaine depuis mercredi, en me demandant pourquoi, mais alors pourquoi ce machin tout pourrave, avec un type visiblement très très grosse-ordure-à-moustache derrière le zinc, trois mecs posés qui exhibaient à la rue la raie de leur cul (je connaissais pas encore l'expression "sourire du plombier", j'étais jeune, j'avais entre trois et vingt ans), et puis une musique aussi, aussi inepte et cette sale odeur et tout, pourquoi ce machin, donc, pourquoi à la vue de ce machin sans queue ni tête, limite dégueulasse, triste en diable, puant la misère affective et l'ennui résigné, pourquoi ça, ça, cette vision m'avait convaincu à ce moment précis, dès très jeune donc - mais imaginez, si j'avais effectivement trois ans, c'est vraiment de la vocation en langes quoi, c'est marquant, il faut en parler -, de prendre une décision qui allait changer, dans une direction totalement anomique, aléatoire, périlleuse, tout le cours de ma vie. "Tiens, c'est ce métier là que je veux faire", ai-je du me dire, "Gros-con-à-moustache-derrière-le-zinc, ouais, c'est ça que je veux faire tous les jours, me lever pour faire ça le matin et me coucher fourbu le soir d'avoir fait ça toute la journée, servi des bières tièdes issues de tuyaux mal entretenus à des types déprimants vautrés dans l'abandon total de toute idée de résistance à l'idée de quoi que ce soit, à l'idée du naufrage de leur vie en particulier, ouais, c'est ça que je veux faire gros-con-à-moustache."

Vous me direz, derrière le zinc, c'était la seule position envisageable pour éviter d'avoir face à moi les dizaines de milliers de sourires-du-plombier qui s'effondreraient sur les tabourets hauts. C'est juste. Mais quand même.

Bon, donc j'ai réfléchi toute la semaine à ça. J'y peux rien, J'avais pas l'énergie suffisante pour ouvrir la taule (ça allait mieux que l'autre chiffe molle, hein, t'inquiète, mais je ne suis qu'un homme après tout), et puis les conneries débitées devant une mousse, là, les arguments à l'emporte-pièce et les conneries mégalomanes à l'heure où tout le monde ferait mieux de fermer sa gueule, je veux dire, merci bien j'étais pas trop prêt. Là, tout de suite. Et puis à force d'y réfléchir, comme ça, à me poser la question de ma vocation tout en me demandant s'il ne serait pas venu le temps de décrasser un peu l'urinoir et passer un coup sur le parquet ultra-zinqueux, de faire reluire un peu tout ça et de me couper la moustache, à force de me poser ces questions totalement absurdes (de fait, si je voulais changer de vocation aujourd'hui, hein, à mon âge et avec la réputation que je me traîne, on repassera), naturellement, un peu comme un con en fait, sans trop y réfléchir, j'ai fini par rouvrir le bar. A relever la grille sans y penser, à recouper les deux trois citrons bien blets qui stagnaient dans l'évier, à me recoller le torchon sur le bras (j'ai mes petits rituels, mes petites coquetteries) et à attendre le client comme la grosse tapineuse à moustache que je n'avais jamais cessé d'être.

En plus, coup de bol, avec la porte ouverte sur la rue les odeurs de sanitaires s'évaporaient comme par magie, on était quand même mieux.

Je me disais bordel il faut prendre les armes et la seconde d'après je serais peut-être mieux planqué à l'étage et puis je lisais même pas le truc et ensuite ouais mais pour le principe quand même c'est chaud et enfin noir et finalement blanc et puis j'étais choqué mais je m'en voulais de l'être et m'en serais encore plus voulu de ne pas l'être et heureusement je suis pas l'autre chiffe molle sur son lit avec la myéline et la chair en vrac et tiens ah oui j'ai rouvert merde je voulais pas bon ben on va faire avec.

Et de fait, la vie a repris, enfin disons cette espèce d'esquisse de vie que les mecs venaient traîner ici parce qu'ils n'avaient nulle part ailleurs d'autre où la traîner, pas chez eux parce que merde, soit leurs bonnes femmes leur menaient la vie dure depuis qu'ils étaient au chomedu, soit elles s'étaient déjà tirées depuis un bail et ils continuaient malgré tout à vivre leurs existences de merde dans leurs boulots d'abrutis, et puis y avait finalement que la bière tiède qui les comprenait et qu'ils comprenaient alors autant être là, on est quand même entre soi, on se serre les coudes jusqu'à se les tenir fermement quand on vacille, et autant claquer sa thune là plutôt qu'ailleurs, ça sert à rien la thune de toute façon, ma piaule de merde elle me coûte beaucoup trop cher, et ma bagnole pourrave itou, mais si j'ai que ça, que ces traites-là et ces préoccupations là qui vont me ronger et est-ce que ED c'est moins cher que Leader Price pour le beurre et est-ce qu'il est aussi frais chez les uns que chez les autres bordel on ne peut pas avoir que ça en tête à longueur de temps.

Alors j'avais rouvert et ils étaient contents. Pas guillerets, ni joyeux, hein, juste contents parce que sinon, c'était rendez-vous avec eux-mêmes dans leurs piaules de misère et qu'y foutre sinon trop réfléchir et que fait-on quand on réfléchit trop sur nos vies de merde et nos femmes parties et nos métiers chiants et le prix du beurre qui monte je vous le demande bien. J'avais rouvert et ils étaient contents. Alors j'étais content aussi.

Bon j'avoue, c'est pas non plus que la Cour des Miracles ma taule, y a aussi parfois - et j'y tiens - un étudiant paumé qui se pose et puis qui reste à condition que je vérifie que le gros Charlie ne lui casse pas trop les couilles avec ses blagues de plus en plus lourdes au fur et à mesure de son degré d'alcoolémie, et ses antiennes sur l'air de "les intellos vous êtes tous des cons, petit je suis sûr que t'as jamais trempé ta nouille pas vrai ?" Ou alors une nana un peu marrante, tabassée normal par la vie, qui cherche un truc sans trop savoir quoi, pas la nouille du gros Charlie non, mais un bar ouvert disons. Une table. Et une bière. Et un gros-con-à-moustache derrière le bar qui lui dit bonjour et la sert propre sa bière tiède et sourit quand le gros Charlie la mate trop ferme avant de lancer un "Désolé mademoiselle il a pas vu une femme depuis dix ans c'est pour ça", d'autant plus amusant parce que c'est pas vrai en fait. Le gros Charlie il va parfois aux putes et ça fait cinq litres de moins pour moi mais faut comprendre c'est pour l'hygiène. Alors comme c'est pas vraiment vrai en fait c'est rigolo et il sourit en mimant une mandale et c'est marre, la fille revient à son livre ou à sa contemplation des fleurs devant, qui sont pourtant mortes depuis des années.

Enfin je veux dire y a un peu de tout, et puis aussi l'autre là, le petit Hamid ou Amedy ou Medhi j'ai jamais trop su lui-même le sait plus trop je crois, l'est un peu déboussolé faut dire, j'ai l'impression, qui vient souvent se cartonner dans le coin sauf quand il est trop brouillé avec Philippe, là, le grand con mécano qu'arrête pas d'être frontiste et on n'y peut rien mais moi je le sers quand même parce qu'une fois il a tabassé un type qui insultait une fille dans la rue alors qu'il était même pas arabe. Justement parce qu'il insultait une fille bien salement je crois. Enfin j'ai pas trop suivi mais ça m'avait paru chic disons.

Au fur et à mesure que les gens revenaient, en fait, j'ai commencé à arrêter de me poser la question de ma vocation, de fait, d'abord parce que les bières elles se servent pas toute seule. Et puis parce que j'aime bien, moi, quand Philippe il tabasse des cons parfois et que le gros Charlie montre la raie de son cul sans voir à mal à la fille qui regarde les fleurs mortes ou qui lit son livre. Et puis parce que bordel, quand je suis pas ouvert, ils font quoi dans leurs piaules à part penser à des trucs auxquels ils veulent pas penser et se persuader de conneries comme la mort c'est envisageable, la leur ou celle des autres des salauds qu'on leur décrit comme tels à la télé et tout ça, ils font quoi Amed ou le mec du ED je sais même pas son nom ou le chômeur de 15h15, Jean-quelque chose, là, qui vient toujours pile à l'heure et ne dit rien le temps d'écluser sa bière ? Il ferait quoi Jean-quelque chose si j'étais fermé, entre 15h15 et 15h19 ? Il croiserait qui, qui lui dirait quoi ? Il s'imaginerait quoi ? Il se verrait comment dans les vitres des bagnoles de la rue quand il ferait demi-tour après s'être cassé le nez sur la grille fermé de son bar de 15h15 ? "Mais au fait pourquoi je vais tous les jours au bar à 15h15 pour parler à personne ?", il se dirait à coup sûr. Et ça lui boosterait pas forcément l'ego de ne pouvoir répondre à cette question, je veux dire.

Et ce serait pas bon pour le commerce. Et ce serait pas bon pour lui, ça. Oula non.

Alors j'ai rouvert sans m'en rendre compte, et je rouvrirai demain bien conscient de le faire. Et puis j'en reperdrai conscience jusqu'à être encore estomaqué par un truc, ou jusqu'à caner j'en sais rien. Je resterai ouvert parce qu'il est marrant Charlie avec ses putes et la raie de son gros cul exhibé au monde entier qui passe dans la rue. Et que quelqu'un qui regarde en songeant des fleurs qui ne sont plus là, ce sera toujours plus intéressant qu'une grille fermé derrière laquelle une chiffe molle désossée reste effondrée sur son lit, dans sa piaule de misère et son existence de rat.

En revanche, nouvelle année oblige, désolé, mais le prix de la bière monte d'un cran. Désolé, c'est à cause du prix du beurre chez Leader Price.